Enzo Morales | Fabian Gray

Tu es né un soir de décembre 1999. Lorsqu'elle racontait cette histoire, ton histoire, ta mère aimait dire qu'il neigeait cette nuit là mais tu as toujours été persuadé qu'elle ajoutait ce détail pour ajouter un peu de féerie à ce moment, pour le rendre plus magique qu'il ne l'était vraiment.
En réalité la lumière de la lune ne se reflétait probablement pas sur la neige, en réalité elle était probablement seule et un peu perdue dans une chambre de maternité trop grande pour elle, heureuse de te rencontrer pour la première fois, de croiser enfin le regard de ce petit être pour lequel elle avait déjà tant sacrifié et triste aussi parce que ton géniteur avait quitté le navire depuis bien longtemps déjà...Pour garder la métaphore maritime il n'avait même jamais pris part à la croisière, il l'avait quittée sur le port sans un regard ni un regret.

Elle aimait dire qu'avoir eu un enfant avait immédiatement changé la femme qu'elle était mais quand on observe ton histoire on se rend bien compte que tout n'a pas été si radical qu'elle voulait bien le faire croire. Tu n'avais que quelques mois quand toujours autant portée sur les apparences et probablement l'ego gonflé d'entendre tout le monde vanter la beauté incroyable de son rejeton, elle a décide de te présenter à une agence de mannequin et puisque tu étais effectivement mignon mais surtout d'un calme incroyable, ta carrière a débuté avant même que ton cerveau ne soit suffisamment développé pour comprendre ce qu'il t'arrivait.

Ta carrière aura duré quatorze ans en tout, quatorze années sous les feux des projecteurs à te plier aux désirs des photographes et autres directeurs, quatorze années où les caméras et les heures à poser ont été ton unique réalité, quatorze années à ne pas imaginer ta vie autrement et puis tout a changé, tu cessais petit à petit d'être un enfant et le voile a commencé à se lever, l'envers du décors à se révéler. Tu as vu des choses que tu n'auras jamais voulu voir, tu as vu les abus, les excès, tu as vu des collègues se transformer, dépérir, ne plus jamais se relever et quand les démons ont frappé à ta propre porte, quand tu as senti le danger, tu as demandé à arrêter, ta mère a compris et pour faire bonne mesure a même décidé de t'emmener loin des États-Unis, loin de la gloire, des paillettes et de toutes ces illusions qui ne sont pas ce qu'elles paraissent.

Tu n'as jamais su pourquoi son choix s'est porté spécifiquement sur l’Écosse mais le changement d'environnement et la découverte de ce qu'était une vie normale a été un choc pour toi, non seulement tu fréquentais les bancs de l'école pour la première fois mais tu devais également t'habituer à être entouré de hordes de jeunes à l'accent que tu qualifiais alors de barbare avant d'y trouver à présent un certain charme. Par chance tu t'es rapidement lié d'amitié avec plusieurs d'entre eux, l'attrait du nouveau, ton caractère atypique et, même si tu détestes l'avouer, ta beauté, t'ont bien aidé.

Tu as rencontré l'amour aussi, presque immédiatement, un coup de foudre au premier regard, une histoire made in Disney qui a duré quatre belles et longues années mais qui s'est terminée à cause de ton métier. Il (parce que c'était un il) ne pouvait plus supporter de te voir sur les réseaux sociaux, dans la rue, dans les bars en train de t'afficher comme le parfait petit ami des autres, il avait beau savoir que tout était faux, c'était juste trop.

Ton métier justement...Il est en lui-même une preuve de ta capacité à te faire entraîner dans des situations absurdes dont tu perds le contrôle, il a suffit que tu acceptes une fois de te faire passer pour le petit ami d'une amie pour son bal de promo, il a suffit qu'elle te glisse quelques billets pour te remercier et ton business était lancé, ta réputation te devançait désormais partout où tu allais.
Tu sais que certains appellent ça escort, pensent que tu vends ton corps en même temps que ton âme mais pour toi rien ne va si loin, c'est juste une situation rocambolesque qui a dérapé et qui finalement te plaît puisque tu as l'impression de pouvoir aider (n'oublions pas que tu n'as jamais été capable de penser que les gens puissent avoir de mauvaises intentions, tu ne réalises pas qu'on peut parfois t'employer pour menacer ou faire chanter)

Ta mère est tombée malade à peine un an après votre arrivée et est morte quelques mois après tes dix-huit ans, comme si elle avait attendu que tu ne risques plus d'être confié à des familles d'accueil pour s'en aller, sachant pertinemment que tu ne supporterais jamais d'avoir une mère de remplacement. Tu n'aimais pas en parler pendant son combat, tu refuses toujours catégoriquement d'en parler maintenant, tu te perçois (et probablement à raison) bien trop comme la petite lumière qui éclaire la vie des autres pour oser exprimer un peu de négativité.

Quelques jours avant sa mort elle a fini par lever le voile sur un des plus grands secrets de ton existence, l'identité de ton géniteur qu'elle avait toujours catégoriquement refusé de te révéler mais à l'approche de la fin entrapercevant l'avenir qui te guettait, à peine majeur, déjà orphelin, elle a voulu t'offrir ce choix, elle t'a glissé un petit papier entre les doigts. Sur la feuille chiffonnée deux petits mots tracés maladroitement de son écriture tremblante : Jónas Valduson tout en t'avertissant une dernière fois parce qu'elle te connaissait trop bien, toi et ta pureté, toi et ton innocence presque désespérante, si tu le cherchais tu le trouverais mais tu risquais de tomber de haut et cette fois elle ne serait plus là pour te relever.

Tu as longtemps cru que tu ne partirais pas à sa recherche, tu as longtemps cru que tu arriverais à tout surmonter seul, à être fort mais c'était un horrible mensonge que tu te racontais, tu as tenu quelques semaines à peine avant d'emménager dans une colocation et vendre la maison, ne supportant plus le vide qu'avait créé son absence, ne supportant plus la solitude et le silence et tu as tenu quelques mois avant de chercher le nom de ton père sur internet pour trouver ses coordonnées, parce que tu avais beau vouloir faire semblant, tu ne supportais pas de ne plus avoir de parent, tu avais besoin de quelqu'un pour t'aimer et t'aider à avancer. Tu n'as pas encore fait le premier pas mais tu l'observes souvent de loin sans oser approcher.