Anecdotes
Une légende dit que chaque enfant choisit ceux qui deviendront ses parents avant même de venir au monde, tu ne sais pas si c'est vrai mais si ça l'est, tu dois bien admettre qu'avant même d'exister tu avais tendance à faire les pires choix possibles, un manque total de discernement qui te caractérisait déjà, tu ne vois pas d'autres explications pour expliquer ça sinon, qui de sain d'esprit aurait choisi comme parents une prostitué et un drogué ?
Tu as des frères et sœurs, tu le sais, tu as vu leurs photos poussiéreuses sur le buffet qui t'observaient de leurs yeux de papier. Tu ne sais pas comment ils s'appelaient, tu ne sais pas où ils sont allés, dispersés quelque part dans le monde parce qu'ils ont eu plus de chance que toi, parce que quelqu'un a eu l'intelligence de signaler leur cas, ce que tu sais c'est que tu les as souvent jalousés en secret, détestés même parfois quand tu entendais ce que ta mère faisait derrière les portes closes, quand tu retrouvais ton père avachi sur le canapé, pendant les nuits d'hiver où il n'y avait plus rien d'autre qui comptait pour toi que trouver une manière d'échapper à la faim et au froid.
Tu n'as pas toujours eu conscience de ta différence, tu n'as pas toujours su que ta famille était dysfonctionnelle, ils étaient tous les deux brisés mais ils étaient aussi ta seule réalité, tu n'avais rien pour comparer. Tu as commencé à le réaliser à travers les yeux des autres d'abord, à travers les regards, les chuchotements sur ton passage, à travers les sourcils froncés, toutes les micro expressions qui te faisaient douter et puis finalement à travers eux, à cause d'eux.
Six ans. Tu avais six ans, peut-être sept, malgré les doutes, malgré les chuchotements, tu étais un petit garçon heureux avec des rêves et des envies plein la tête, un jour tu voulais être astronaute, le lendemain chirurgien, tu rentrais toujours de l'école en ressassant inlassablement tes rêves de futurs utopiques, jusqu'à ce qu'il finisse par te faire taire de la plus cruelle des manières.
Une claque. Un « ta gueule » et elle qui regardait en silence avant de te dire froidement de revenir sur Terre, de réaliser qui tu étais, d'où tu venais, « Tu seras personne Misha, tu seras comme nous, rêve pas ». Envolés tes rêves, brisés, six ans, peut-être sept et tu te savais déjà condamné.
La prophétie s'est réalisée, tu as quitté l'école à 18 ans, fraîchement majeur, tout juste diplômé et tu es d'abord devenu comme elle, à cause d'elle. Elle disait que « Tu verras Mimi c'est pas si terrible, c'est rapide, c'est facile » alors tu as obéis parce que tu étais jeune, parce que tu étais naïf et que tu étais persuadé -ils t'avaient persuadé- que c'était ton destin et qu'il n'y avait rien d'autre pour toi ailleurs, nul part.
Tu as détesté ça, chaque minute où tu devais supporter leurs mains sur toi, tu avais 18 ans, tu n'avais jamais rien fait, tu n'avais même jamais aimé, tu devais retenir tes larmes puis pleurer ensuite en silence, tu avais 18 ans et tu avais l'impression que plus jamais ton corps ne t'appartiendrait alors tu es devenu comme lui, tu as commencé à te réfugier dans la drogue pour arrêter de penser, c'est comme ça que tout a commencé.
A 19 ans tu as rencontré ce gars en soirée, Winter, tu n'as pas honte de dire que la première chose qui t'a attirée chez lui était la taille de son porte monnaie, tu n'as pas honte de dire que c'était toujours ce que tu regardais en premier en vérité. Tu as commencé par lui demander de t'avancer de l'argent, pour la drogue, pour l'alcool, de plus en plus souvent et puis tu as fini par doucement l'entraîner avec toi vers le fond, tu l'as happé dans tes filets, manipulé, la drogue, la prostitution, tu lui as tout fait essayer, plus il s'enfonçait, plus vous vous rapprochiez, plus vous étiez connectés.
Tu savais en théorie que c'était mal, que c'était loin d'être une relation saine et stable mais en pratique tu t'en foutais, tu ne savais même pas à quoi pouvait bien ressembler une telle relation de toute façon, après tout tu n'étais jamais qu'un gamin né de deux êtres brisé que sa propre mère avait convaincu de se prostituer, il ne fallait pas trop t'en demander.
Elle a duré cette relation pourtant, elle s'est intensifiée cette connexion et puis trois ans plus tard il est reparti, comme il était venu et toi...Toi tu as recommencé, avec d'autres gars, toujours le même profil, des gamins riches et naïfs que tu forçais à sombrer avec toi, tu te dis parfois que tu cherchais juste à ne plus être tout seul dans ce combat.
Dans tous les cas tu as vite fini par te lasser et cesser de jouer, ils n'étaient pas lui, aucun d'eux n'étaient lui, ils lui ressemblaient mais tu ne retrouvais jamais la même connexion, pas avec la même intensité et puis tu as perdu tes parents aussi, les deux, en 2018, ton père pendant l'été, ta mère en fin d'année.
Lui a fait une overdose, elle tu ne sais pas, on t'a dit qu'un client était impliqué et tu n'as pas voulu en savoir plus, tu n'étais pas triste, pas vraiment, tu ne les aimais pas, ils ne t'aimaient pas beaucoup plus mais tu as réalisé à ce moment précis que toi, tu ne pouvais pas continuer ainsi, tu ne voulais pas finir comme eux, mourir seul, mourir jeune, tu voulais vivre, essayer de te donner une autre chance, te reconstruire loin de tout ça, loin de cette Russie qui t'avait déjà bien trop pris, ton enfance, ton adolescence, ton innocence, alors tu as pris le premier avion, le billet le moins cher que tu as trouvé et tu es juste parti sans te retourner.
Malgré tes bonnes résolutions, il ne t'aura fallu qu'une semaine à peine sur le sol écossais pour replonger à nouveau dans les mêmes travers qu'à Moscou. Depuis tu alternes constamment entre des phases, des brefs instants où tu fais de ton mieux pour changer, pour devenir une meilleure personne, dans ces moments là tu vas en cours comme une personne normale et puis il suffit d'un rien, une phrase, un geste, un souvenir qui te ramène là bas et de nouveau tu as besoin de la drogue pour oublier ça et la drogue coûte cher alors tu fais la seule chose que tu as jamais su faire.