It's a mental breakdown | Neven

« T'es sûr qu'tu veux pas plus ? » Prenant une seconde pour réfléchir à la question du type, je secouais la tête, lui filant le fric qu'il attendait. « Nan. Je te rappellerai en temps voulu » rétorquais-je, refermant mon sac qui contenait désormais mes consommations de drogues à venir. Entre weed, coke, ecsta, j'aurais de quoi faire un certain temps, d'autant plus que depuis quelques temps j'étais parvenu à réduire un peu ma consommation, du moins n'en prenais-je plus systématiquement tous les soirs pour m'endormir. Un bon début, même s'il y avait encore du chemin pour que j'arrête complètement. À dire vrai, j'avais peur de me poser cet ultimatum, peur de me retrouver seul avec ma propre tête, à ne pas pouvoir contrôler tout ce qu'il s'y jouait, peur du manque que mon corps ne me rappellerait que trop bien. Pour l'avoir déjà vécu lors de mon séjour en prison, ce n'était pas une partie de plaisir, et je n'étais pas encore prêt à repasser par là.

Ayant bossé tout le week-end, j'avais profité de finir plus tôt ce dimanche pour passer voir ce type et lui prendre mes consos avant de me mettre en route vers l'appartement. Rien qu'y penser me fit sourire doucement, bien qu'un peu tristement. Un peu plus de deux semaines maintenant que K n'était plus juste mon meilleur ami, qu'il y avait bien plus entre nous, comme j'en avais toujours rêvé. De quoi être sincèrement heureux, et pourtant une ombre conséquente s'était plantée dans le tableau : il n'était quasiment jamais là. Ou du moins ne s'accordait pratiquement aucun temps libre entre son boulot, les commandes, et ses projets personnels. Je ne pouvais le lui reprocher évidemment, ayant moi-même eu un emploi du temps conséquent durant tout l'été, et celui-ci n'allait pas s'arranger avec la reprise des cours. Il y aurait du monde au resto, et je devrais sans doute faire des heures supplémentaires, mais au moins bosser m'occupait l'esprit, tout comme le sport. Sauf que rien n'était suffisant pour que je ne me fasse pas de souci pour le blondinet qui semblait vraiment plein de tensions. J'évitais cependant de lui rajouter de la pression en lui demandant ce qu'il y avait ou lui disant de lever le pied, inutile d'en rajouter une couche, je me contentais donc simplement d'être là pour lui quand il avait du temps pour souffler, bien que ces moments se faisaient de plus en plus rares.

Après une vingtaine de minutes de marche, je poussais la porte de l'appartement, tâchant de ne pas faire de bruit pour ne pas risquer de déranger mon cadet qui devait bosser quelque part dans le logement. À peine quelques secondes après, sa voix coléreuse arriva jusqu'à moi, rapidement suivie d'un boucan considérable, et les animaux qui venaient de détaler dans le salon. Fronçant les sourcils, je déposais mon sac dans la cuisine, allant vers sa chambre d'un pas rapide. « Ça va ? » demandais-je machinalement avant de le voir au sol, en larmes, apparemment à bout. Mon cœur ratant un battement, je me précipitais vers lui, posant prudemment une main sur son épaule. « Eh... Qu'est-ce qu'il s'est passé ? » Sans doute mon ton était-il un brin trop soucieux, mais ces larmes sur ses joues étaient juste au delà de ce que je pouvais supporter. « Viens-là » soufflais-je en passant mes bras autour de lui pour le tirer contre moi, m'asseyant à même le sol.

Beaucoup trop inquiet pour me soucier de quoi que ce soit d'autre, je prenais tout de même sur moi pour garder un certain calme. Autant dire que je ne l'avais vu comme ça, aussi désemparé, pleurant à chaudes larmes. Du moins ça faisait longtemps qu'il n'avait plus été dans cet état, et si je me faisais mille films sur ce qui avait pu arriver, ses quelques mots m'orientèrent vers une direction bien précise. Il n'arrivait à rien. Les nombreuses feuilles et stylos qui avaient été jetés par terre sous-entendait qu'il parlait certainement de son boulot. De quoi d'autre sinon ? Il était en boucle sur tout ce qu'il avait à faire depuis des semaines, pas étonnant qu'il arrive à saturation à un moment. Et en un sens j'étais soulagé d'être arrivé à temps pour pouvoir être là.

N'ayant pas retenu un soupir, je l'avais pris contre moi, caressant doucement ses cheveux pour tenter de l'apaiser tout en sachant pertinemment que ce n'était pas ça qui ferait son boulot et qui atténuerait la pression qu'il se mettait. Lorsqu'il reprit la parole, j'avais froncé les sourcil, secouant la tête. « Tu sais que c'est faux » dis-je simplement en le serrant un peu plus. Totalement faux oui. K était loin d'être nul. Il était réellement doué dans ce qu'il faisait et, bien que je n'avais peut-être pas l'avis le plus objectif qui soit, je le lui avait déjà dit à de nombreuses reprises. Mais s'en persuader soi-même était bien plus compliqué que de simplement accepter les compliments des autres. « Laisse sortir tout ça, ce n'est pas grave de craquer » avançais-je en déposant ma joue contre sa tête, peiné de ne pouvoir lui donner la formule magique pour qu'il arrive à tout faire en un claquement de doigts. Était-ce pour cette motivation que pas mal d'artistes étaient complètement perchés par les drogues ? Peut-être bien, mais ce n'était pas une option envisageable dans son cas à lui, surtout pas.

« Tu te mets trop de pression Kee. Je sais que tu as beaucoup de choses à gérer mais ça te ferait du bien de lever le pied. » Ne serait-ce que quelques heures par jour pour simplement qu'il puisse se vider l'esprit et reprendre plus sereinement plutôt que de se mettre constamment la pression. Mais sans doute était-ce plus simple à dire qu'à faire, j'en étais parfaitement conscient. Au fond, je ne savais pas réellement ce que c'était de s'infliger un tel stress. Certes, lorsque nous étions en plein rush au boulot les tensions étaient palpables, mais une fois de retour à l'appartement je n'avais plus besoin d'y penser. C'était complètement différent pour lui qui travaillait ici et menait des batailles sur tous les fronts.

S'il fallait dresser une liste des 10 pires choses dans la vie, celle d'être complètement impuissant face à la peine de la personne qui comptait le plus en ferait indéniablement partie. Sentant tout son corps tremblant dans mes bras tant il était en totale crise de nerfs me serrait le cœur au point que j'avais le sentiment que sa peine était mienne, même pire encore puisqu'il était plus facile de supporter sa propre peine que celle des autres, que la sienne à lui. Essayant tant bien que mal de trouver les mots tout en gardant un ton calme, je ne pus m'empêcher de froncer les sourcils en entendant le blondinet dire qu'il aurait dû rester à la fac, que son père avait raison. Pour dire cela c'était qu'il était réellement au fond, en détresse totale, au point de ne pas voir que la décision qu'il avait prise était la meilleure qui soit. Le serrant un peu plus fort pour lui montrer ma présence, je secouais la tête. « Tu sais que c'est faux » répondis-je simplement, me doutant bien qu'aucune parole ne le sortirait réellement de cette certitude qu'il avait en l'instant. Une certitude complètement erronée puisque je ne doutais pas une seconde qu'il était exactement à sa place avec son entreprise, lui aussi le savait, mais le trop plein de stress devait l'aveugler bien trop.

Lorsqu'il prit à nouveau la parole, je secouais à nouveau la tête. « Ce n'est pas trop dur, tu as juste besoin de souffler Kee » rétorquais-je avant de souffler un « calme-toi » tranquille. Il devait se calmer oui, parce-qu'à ce train là il allait s'étouffer dans sa propre angoisse et finir par faire un bon gros burn-out. Et après ? Après il peinerait encore plus à reprendre, si toutefois il reprenait un jour. Remontant ma main de son dos à sa nuque pour la caresser doucement et tenter de l'apaiser, je gardais le silence. Qu'y avait-il à dire exactement ? Ce n'était pas de mots dont il avait besoin là, tout de suite, mais simplement de ne pas être seul à gérer ça, d'avoir quelqu'un sur qui se poser et à qui se raccrocher. Il semblait d'ailleurs se calmer un peu même si je ne me leurrais pas : il n'y avait qu'un pas avant que son stress ne reprenne de plus belle.

Laissant mes prunelles claires voguer dans la pièce, sur tout le matériel au sol, le nombre impressionnant de feuilles jetées en boule au sol, et tout le bordel qu'avait causé sa crise de nerfs, je déglutis difficilement. Bien sûr qu'il n'arrivait à rien avec la pression qu'il se mettait. Depuis combien de temps n'avait-il pas sorti le nez de ses commandes et son boulot en général ? Trop longtemps, sinon il ne serait pas dans un tel état de détresse aussi avancé. Inspirant, je déposais mon menton sur sa tête. « Tu laisses tout pour aujourd'hui. On va sortir pour te faire souffler un peu. Et ce n'est pas négociable. » Si mon ton restait des plus calmes, il était évident que je ne lui laissais en effet pas le choix, même si ça ne lui plairait sans doute pas. Bien sûr, j'aurais tout aussi bien pu proposer de simplement rester ici, juste tous les deux, mais le sortir de cet appartement serait bien plus bénéfique.

« Allez » murmurais-je en l'écartant juste assez pour me relever en le levant avec moi, prenant tout de même le temps une fois debout de passer mes pouces sur ses joues rougies pour en ôter les quelques larmes qui y étaient avant de déposer un baiser sur son front. « Ça te fera du bien. »

La manière dont le blondinet se raccrochait à moi, comme s'il craignait que je ne le laisse là à son triste sort, ne faisait que prouver un peu plus toute l'ampleur de sa détresse. Mais quand bien même elle aurait été plus minime, je ne l'aurais pas laissé pour autant, c'était totalement inconcevable. Déjà avant, il était hors de question de le laisser de côté, ne pas être là pour lui, ne pas porter attention à ses besoins, alors cela n'allait certainement pas changer maintenant, encore moins alors que notre relation avait évolué. À dire vrai, les choses me semblaient même plus simples maintenant, parce-qu'avant il aurait sans doute été déplacé de le prendre de la sorte contre moi, et parfois une étreinte rassurante était la chose la plus efficace pour apaiser les tourments au moins un petit instant.

M'étant relevé en l'entraînant à ma suite sans prendre en compte ce qu'il venait de me dire quant à son manque d'envie de sortie, j'essayais tant bien que mal de le calmer sans pour autant changer d'avis. Nous allions sortir, rien à négocier, le tout était simplement qu'il accepte de se prendre mentalement quelques heures loin de tout son boulot afin que cette fameuse sortie soit réellement bénéfique. « Les gens ne feront pas attention à toi Kee » rétorquais-je simplement lorsqu'il avançait l'idée que les gens auraient peur de lui, et si certaines personnes remarqueraient sans doute qu'il n'était pas en très bon état moral, ils n'en diraient de toute façon rien.

Laissant le soin à mon cadet de s'habiller, j'allais rapidement récupérer mon sac dans l'entrée avant de passer par ma chambre pour y planquer la drogue que j'avais achetée avant de rentrer. Mieux valait ne pas l'emporter sur moi trop longtemps. Au moins ici était-elle en lieu sûr, planqué aux yeux de tous, même de K. De retour dans le salon, je souriais doucement à la question de mon cadet, attendri comme à chaque fois qu'il faisait quelque chose. « On peut. » Et sur ces mots j'avais pris la laisse du canidé, ce dernier se levant déjà de son panier pour venir vers nous, apparemment content de sortir. Fixant la laisse, je la tendais au blondinet avant de reprendre à nouveau son menton entre mes doigts. « Je sais que tu n'as pas envie de sortir Ciaràn, et que tu te dis que ça retarde ton boulot, mais pendant quelques heures essaye de couper un peu de tout ça, vraiment, et après tu verras que tout viendra plus simplement » jugeais-je utile de lui rappeler en lui adressant un sourire à la fois confiant et compréhensif.

L'instant d'après nous sortions de l'appartement, une cigarette ne tardant pas à se glisser entre mes lèvres. « On peut se balader un peu puis se prendre un café et un truc à manger quelque part, tu en dis quoi ? » proposais-je, bien conscient qu'avec Ody, nous ne pourrions pas aller partour. Au moins, si nous nous posions en terrasse il pourrait rester dehors avec nous. Je n'étais pas certain que K avait réellement envie de faire tout cela, peut-être préférait-il simplement marcher jusqu'à ce que je décide qu'il était temps de rentrer, mais ce ne serait pas suffisant pour réellement lui vider la tête.

À quoi bon répondre au fait qu'il rembourserait ses clients ? Il ne le ferait pas. D'une parce-qu'abandonner de la sorte ne lui ressemblait pas, pas alors qu'il aimait ce qu'il faisait, et de deux parce-qu'il arriverait à honorer ses commandes, il avait simplement besoin de souffler un bon coup. Sortir lui ferait sans doute plus de bien qu'il ne le pensait en instant, son air agacé prouvait d'ailleurs bien qu'il n'était pas emballé par l'idée mais qu'importait, quitter cet appartement quelques heures ne pouvait qu'être bénéfique. Tirant longuement sur mon cancer en stick j'arquais un sourcil à sa demande, lui en filant une également. Pas de quoi en faire toute une histoire, ce n'était qu'une cigarette, pas grand chose comparé à tout ce poison que je me foutais dans le sang à longueur de temps, sûr que je serais mal placé pour lui faire une quelconque remarque sur le fait qu'il ne prenait qu'une clope.

Proposant au blondinet un semblant de programme, sa réponse pleine de reproche de m'étonna qu'à moitié, m'arrachant malgré tout un soupir excédé. « Non en effet » rétorquais-je simplement, le plus neutre possible malgré l'agacement et l'inquiétude qui pulsait dans ma cage thoracique. Inutile que je me mette à m'énerver, le secouer ne servirait à rien, mais s'il n'y mettait pas un minimum du sien ça n'irait pas, c'était certain. Mais non, il n'avait pas le choix, pas totalement, et qu'importait qu'il se mette à bouder et m'en veuille, il me remercierait plus tard.

Nous avancions en silence, ma barrette de nicotine se consumant plus rapidement que je ne l'aurais souhaité, atteignant finalement un parc non loin de chez nous. Sans lui laisser le choix une fois de plus, j'y entrais, m'assurant que K suivait toujours. Il ne fallut que quelques pas pour qu'Ody se mette à renifler tout ce qui l'entourait. « Au moins il y en a un qui est content de cette sortie » lançais-je en souriant brièvement d'un air toutefois un peu peiné. Bien sûr que le bien-être de notre compagnon à quatre pattes m'importait, mais celui de mon cadet encore plus, et tout le problème était là : Ciaràn allait mal.

Après quelques pas supplémentaire, le mégot de ma clope jeté dans une poubelle, je glissais mes mains dans les poches de ma veste, inspirant doucement. « Quand ton contrat au boulot sera terminé tu n'en reprends pas d'autre derrière. Avec mon salaire et ce que tu peux avoir en faisant des commandes on arrivera à s'en sortir » avançais-je d'un ton calme, sérieux aussi. Nous ne risquerions pas de finir à la rue, et si je devais faire quelques heures supplémentaires pour subvenir à nos besoin je le ferais sans aucune hésitation. Évidemment, cela sous-entendrait sans doute le fait que je devrais envisager de réduire mes consommations de drogues pour limiter un peu le gouffre financier mais inutile d'inquiéter mon cadet avec cela, son bien-être à lui était bien plus important que le reste.

La manière dont le blondinet répondit au fait qu'Ody n'avait pas été forcé à sortir, lui, me poussa à secouer un peu la tête. À croire que cette sortie était la pire chose au monde, qu'elle allait lui coûter la vie. Bien sûr qu'il n'avait pas envie de se balader et que le seul truc qui lui semblait plus ou moins acceptable était de se foutre en boule dans un coin en espérant que ça passe, mais je n'étais clairement pas de cet avis, encore moins de celui de le laisser tout seul dans son bordel. Qu'il se sente forcé et m'en veuille, ça finirait bien par lui passer et au moins aurait-il pu prendre l'air un moment plutôt que de rester bloqué dans l'appartement qui ne faisait que lui rappeler qu'il avait du boulot à produire et qu'il bloquait complètement.

Revenant sur le sujet de son contrat, je lui intimais de ne plus en prendre après celui-ci afin qu'il puisse se consacrer à ses projets personnels et ainsi appuyer son nom dans le milieu. L'aspect financier n'était qu'un détail à mes yeux. Je n'avais jamais pu me vanter d'une quelconque aisance de ce côté là et n'avais clairement pas la folie des grandeurs alors tant que nous avions assez pour le loyer et les dépenses annexes il ne nous fallait pas plus. Je pourrais toujours faire des heures supplémentaires au resto si le besoin s'en faisait ressentir, inutile qu'il se mette la pression. Malgré tout, sa réponse, m'arracha un nouveau soupir. Pas les épaules pour ça. Il prenait le rôle de son père ou quoi ?

Avec calme j'attrapais son bras, le forçant ainsi à s'arrêter pour avoir son attention, ne me formalisant pas d'Odyssey qui nous fixait avec dépit, bien trop envieux de continuer son avancée. « Tu as fini de te rabaisser comme ça ? J'ai presque l'impression d'entendre ton père K » dis-je d'un ton tranquille malgré mon regard trop sérieux et inquiet. Peut-être que mes propos ne passeraient pas, mais autant qu'il prenne conscience que ce n'était pas lui qui parlait, qu'il se montait complètement la tête. « On a tous nos limites tu sais, et à trop vouloir les repousser on coule tous. Ce n'est pas une question d'avoir les épaules ou non pour ça, simplement que tout ce que tu t'imposes, là, c'est trop. »

Pressant doucement son bras pour lui montrer que je ne le lâcherais pas, faisant fi de ma volonté de le prendre dans mes bras pour le rassurer, bien conscient qu'il ne l'accepterait sans doute que difficilement dans un lieu public, j'inspirais. « Tu ne t'en rends sûrement pas compte mais il faut du courage pour accomplir tout ce que tu as déjà fait. Arrêter les cours, te lancer dans ta propre voie... la plupart préfère garder son petit confort quitte à être malheureux. » Un bref sourire venant ponctuer la fin de ma phrase, je me gardais bien de faire une comparaison concrète, n'étant de toute façon pas un bon exemple pour cela, pas avec mon chemin de vie chaotique. « Trouves tes limites et acceptes l'idée que, parfois, tu as le droit de souffler. » Sur ces mots j'avais récupéré dans sa main la laisse de notre compagnon à quatre pattes, me remettant à marcher tranquillement en m'assurant que mon cadet suivait bien.

K tournait en boucle sur ce qui lui vrillait la tête, sur cette pensée selon laquelle il n'était qu'un raté qui n'arrivait à rien et que son père avait raison. J'avais beau lui dire l'inverse, il n'en démordait pas, ça revenait clairement à parler à un mur. Ne pouvant retenir un soupir résigné, j'avais simplement secoué la tête, lui disant le fond de ma pensée, exposant ainsi des vérités qu'il n'était sans doute pas prêt à entendre, pas alors qu'il était bien trop en colère, là. Peut-être les comprendrait-il une fois la pression retombée, mais ce ne serait de toute évidence pas pour tout de suite. « T'as pas besoin d'te tuer à la tâche pour autant » répliquais-je d'un ton un brin plus agacé, en témoignait cette manière que j'avais de mâcher à nouveau mes mots, me remettant finalement à marcher pour le plus grand bonheur d'Ody qui était bien plus intéressé par la promenade que par ce qu'il se jouait derrière lui.

Fin de la discussion ? Absolument pas. Le blondinet reprenait, avançant que ses limites étaient nulles, qu'il n'y arriverait pas, et qu'il avait été idiot de quitter la fac. Je laissais filer un nouveau soupir, me décidant pour une autre méthode. Essayer de le calmer ne marchait pas. Lui montrer qu'il avait le droit de souffler non plus. Soit. « T'y arriveras pas si tu baisses les bras au premier obstacle ouais. La vie c'est pas tout rose, Kee, si tu crois que tout arrive facilement en un claquement de doigt tu vas être franchement déçu » commençais-je d'un ton tout de même relativement calme. Avisant Odyssey qui avançait tranquillement en s'arrêtant tous les quatre pas pour sentir des trucs, j'inspirais à nouveau.

« Les artistes les plus admirables se sont tous battus pour atteindre ce qu'ils voulaient, ils en ont tous chié et se sont tous demandé des milliers de fois s'ils feraient pas mieux de juste arrêter. Alors ouais, c'est plus simple, mais c'est ça la vie que tu veux ? Juste laisser tomber et te contenter de survivre ? » Posant sur lui mes prunelles claires, je gardais mon regard doux et compréhensif malgré la dureté de mes propos. « Parfois il faut se battre pour pas crever et commencer à vivre, c'est moche mais la finalité est bien plus positive » terminais-je en haussant les épaules. Bien sûr que je ne pouvais pas exactement comprendre sa situation, que je ne faisais pas partie de ce monde d'artistes et que les exigences devaient être franchement poussées. Mais je savais ce que ça faisait de devoir se battre. Nul doute que j'avais moi-même envisagé de baisser les bras à plusieurs reprises, et sans doute l'avais-je même déjà fait concernant la drogue, n'essayant même plus réellement de contrer mon addiction. Résultat ? Une foutue survie constante avec une échéance qui approchait de son terme. Jusqu'au point de non retour.

Ces pensées me crispèrent un instant, me poussant à inspirer profondément alors que nous passions près d'un café. « J'ai besoin d'un truc à boire » dis-je en me dirigeant vers l'une des tables, y prenant place après m'être assuré que mon cadet suivait bien.

Si le rire nerveux du blondinet était agaçant, les paroles qui suivaient l'étaient encore plus. Cette manière qu'il avait de me parler comme si je venais de débarquer dans sa vie et que je ne savais rien de tout ce qu'il avait déjà traversé, comme si je n'étais qu'un foutu inconnu parmi tant d'autres qui se permettait de juger sans connaissance de causes, ça ne passait pas. « J'suis au courant, Kee, on fait pas une course à la douleur là » sifflais-je sur un ton sans doute plus acerbe que ce que j'aurais voulu avant de soupirer bruyamment, résigné. Il n'entendrait rien, là, parce-qu'il ne voulait pas entendre, pas même essayer, bien trop borné dans sa rancœur et sa colère pour daigner porter attention à ce que je lui disais. Soit, au moins le message était passé. S'il préférait faire la gueule plutôt que de profiter de prendre l'air pour souffler un peu, il serait le seul à vivre cette sortie comme un enfer et pourrait ne s'en prendre qu'à lui. Il ne semblait pourtant pas prêt à redescendre, poursuivant en parlant d'une foutue banane scotchée au mur. Bien sûr que je comprenais sa frustration, son énervement tout légitime, mais s'il continuait à engranger trop de rage sans lâcher un peu de lest il finirait simplement par se dégoûter de sa passion.

Rester calme, essayer de contrôler l'impulsivité pour ne pas alimenter d'avantage sa colère, Dieu sait que n'était absolument pas mon fort. Mais il le fallait, là, parce-que si je lui balançais un ''alors arrête tout et trouve un boulot alimentaire'' il risquait fort de me prendre au mot et d'avoir l'impression que je ne le soutenais pas le moins du monde. Garder le silence donc, option la plus sage malgré mon regard assassin et mes poings serrés qui témoignaient clairement de cette difficulté à rester de marbre. Sûr que si ç'avait été quelqu'un d'autre que K, ma rage lui aurait déjà éclaté à la figure. Pas impossible si je rouvrais la bouche d'ailleurs, raison pour laquelle je m'étais dirigé vers ce café, balançant simplement que j'avais besoin de boire quelque chose. Pas sûr que ce serait suffisant, mais au moins n'en serions-nous plus à marcher bêtement avec un Ciaràn ronchon.

Installé en terrasse, Ody avait déposé sa tête sur la cuisse du blondinet, levant les yeux vers lui d'un air un peu peiné. Sûr qu'il percevait la tension de son maître et s'il arrivait à le calmer un tant soit peu alors tant mieux, ce que je disais se heurtait visiblement à un mur de toute façon. Glissant une nouvelle clope entre mes lèvres, j'arquais un sourcil à la réponse de mon petit ami au serveur. Un Irish donc ? « Un deuxième. » Il faudrait au moins ça même si, autant ne pas se leurrer, ça ne me calmerait clairement pas autant qu'un joint mais je n'allais de toute évidence pas en sortir un là, en pleine rue.

Croisant les bras, je m'adossais un peu plus confortablement contre la chaise, tirant longuement sur mon cancer en stick en regardant distraitement autour de nous. De longues secondes de silence nécessaires pour me calmer un peu, jusqu'à ce que le serveur nous apporte nos boissons. Lorsqu'il fut repartit j'inspirais, plantant mes prunelles claires sur mon cadet. « Ciaràn... Arrête de faire blocus comme ça, ok ? Tu encaisses assez de pression pour ne pas te rajouter une prise de tête supplémentaire avec moi. Essaye juste de souffler un peu. » Mon ton était redevenu calme, en témoignait la manière dont je parlais, sans mâcher mes mots. Pas de sourire pour autant, simplement ce regard compréhensif. Restait qu'à espérer que mes mots ne relanceraient pas la machine infernale de la colère de l'artiste.

Si on était resté à l'appart ça serait pas arrivé, une remarque qui m'arrache un soupir alors que je tire à nouveau sur ma clope, espérant faire passer -sans grand succès- ma propre nervosité née directement de l'impuissance à pouvoir l'aider plus que cela. Parce-que je ne pouvais ni alléger sa charge de boulot, ni bosser à sa place, et que visiblement il n'était pas encore prêt à prendre de la distance sur tout ça. « Quand on sera rentrés tu pourras te terrer sous la couette » capitulais-je simplement, ayant bien compris qu'il était inutile d'essayer de le calmer ou de lui ouvrir les yeux. Laisser la colère retomber toute seule était sans doute l'option la plus acceptable. Impossible pour autant de lui en vouloir pour son attitude considérant le fait que j'aurais agi de la même manière si les rôles avaient été inversés. Nul doute même que j'aurais d'avantage été dans l'attaque, mon impulsivité s'avérant être un réel fléau dans ces cas là. Mais si je capitulais, là, il était hors de question de le laisser seul une fois que nous serions de retour à l'appartement. S'il pensait se débarrasser de moi c'était mal me connaître.

« J'ai cru entendre un jour que l'inspiration vient plus facilement quand on sort la tête de chez soi. Mais je peux me tromper j'y connais rien au fond. » Un ton las, un haussement d'épaules, une remarque que je savais de toute façon inutile au vu du côté sérieusement borné du blondinet. Récupérant nos boissons, j'arquais un sourcil à ses nouveaux mots. « Si tu penses que je vais te laisser te mettre une mine tu peux oublier, Kee. » Malgré le côté sans appel de mes paroles il n'y avait pas d'agressivité dans ma voix, une simple mise au courant du fait que je ne le lâcherai pas de si tôt. Peut-être était-ce déplacé de ma part considérant le fait que je ne lui demandais en rien son avis lorsque j'avais moi-même besoin de m'abrutir le crâne à coup de substances toxiques et bien plus destructrices qu'une simple cuite mais mieux valait ne pas comparer les situation, je n'avais aucunement l'énergie de me lancer dans cette guerre pour le moment.

Prenant une gorgée de l'Irish après avoir écrasé ma cigarette, je soupirais. « Après ce verre on rentre et on se pose devant un film. » Pas sûr qu'il ait réellement l'envie de se concentrer sur ledit film mais au moins aurait-il tout le loisir de se morfondre sous le plaid le temps que sa colère retombe. Et là non plus je ne le lâcherai pas, bien décidé à rester auprès de lui aussi tête de mule puisse-t-il être. Un silence plutôt tendu nous enveloppant, j'eus tout le loisir de méditer à cette foutue mauvaise idée de le traîner dehors. Idée qui m'avait parue sur le coup plutôt bonne. À croire que je n'étais même pas foutu de faire les choses comme il fallait et que je ne pouvais définitivement pas le sauver de tout. Un soupir filait entre mes lèvres alors que ma boisson réduisait dans le contenant, ayant un goût bien trop amer au vu de la situation.

Les verres vides, j'allais payer avant de rejoindre Ciaràn à l'extérieur, soufflant un « allez viens » en passant une main distraite sur son bras pour l'inciter à se mettre en route. Sans doute qu'il ne se ferait pas prier de toute façon au vu de son manque d'envie de rester dehors. « Tu le sais hein, que tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement ? » lançais-je sur le chemin, tant pour l'informer qu'il ne serait pas seul dans son coin que pour lui laisser entendre que malgré mes mots durs je ne lui en voulais pas. Comment le pourrais-je. S'il y avait bien une personne à qui je pouvais tout pardonner, c'était lui, et ça ne changerait pas.